Journaliste et homme de théâtre, Jean Grémion a cofondé l'International Visual Theatre, à Paris. Il sera enterré à Cuvier, dans le Jura, vendredi.
Il y a trois millions de sourds en France et encore de sacrés préjugés sur les «sourds-dingues» et les «sourds-muets». Or, ils ne sont ni dingues, ni muets. Ils étudient, créent, s’expriment en langue des signes, et ont leur propre théâtre, l’International Visual Theatre (dans le IXe arrondissement de Paris), qui attire tous les publics. Eh bien, sans Jean Grémion, il n’existerait pas. Ce journaliste et écrivain, décédé dimanche à 77 ans, a dédié dix ans de sa vie à promouvoir ce qu’il appelait «le monde sans tabous des sourds». Comme il avait appris la langue des signes, il savait comment les sourds communiquent entre eux, et se faisait un plaisir de nous raconter, à nous, les entendants, à quel point on ne s’embarrasse pas de circonvolutions et de pudeurs pour parler de tout avec les doigts.
Prof de philo très jeune pendant quatre ans – le recteur du lycée Carnot à Dijon le confondait avec les élèves –, il s’est très vite passionné pour le langage du corps. C’est donc tout naturellement qu’il se sent des affinités avec l’acteur américain sourd Alfredo Corrado – c’est lui qui l’initie à la langue des signes. Ensemble à Paris, ils vont fonder l’International Visual Theatre en 1976. Comme Grémion a travaillé plusieurs années avec Jack Lang au festival de Nancy, il fait jouer ses réseaux, réussit à se faire prêter le château de Vincennes, alors à l’abandon. La troupe d’acteurs sourds répète entre ses murailles glacées, et fait un tabac avec des spectacles mariant le verbe, le geste, la danse et la scénographie. Décoiffant. A l’époque, on ne mélange pas encore les disciplines.
Jean Grémion, physique séduisant et voix de stentor, a l’enthousiasme communicatif. Il profitera du succès de son théâtre pour promouvoir la langue des signes et critiquer les implants cochléaires qui inscrivent d’emblée le sourd dans le handicap. Pour Jean, au contraire, les sourds possèdent une dimension supplémentaire, intuitive, et une liberté unique. Aujourd’hui Emmanuelle Laborit dirige l’établissement, elle est la petite-fille – sourde, que Jean Grémion a connue toute petite – du professeur Henri Laborit, neurobiologiste.
C’est toujours avec cette curiosité pour les expressions pures qu’il s’intéresse à toutes sortes d’expériences théâtrales. Le Living Theater, par exemple, aux côtés du jeune Fassbinder entre autres et du metteur en scène Hans-Peter Cloos. A New York puis en Allemagne puis à Avignon, ce genre de performance violente et pulsionnelle tantôt effraie les spectateurs qui fuient affolés, tantôt subjuguent et changent des vies.
Brillant communicant, Jean Grémion comprend qu’il faut aider à décoder ces représentations et leur époque. C’est ainsi qu’il devient reporter – ou plutôt poisson-pilote – dans le groupe Hachette Filipacchi, alors fastueusement prospère. Il sillonne le monde, en rapporte «des tendances», comme l’aérobic, vecteur du succès du magazine Vital… et de Véronique et Davina. Mais à l’hygiénisme de mise aujourd’hui, Jean Grémion préfère le plaisir. OK pour la muscu mais avec la libido ! Grand jouisseur, ce Jurassien sait apprécier les bonnes choses et les belles aventures sensuelles. Les années 70 sont passées, il leur a beaucoup donné, nous en a mille fois parlé avec des étoiles dans les yeux et en gardera jusqu’au bout un sens de la célébration du sexe. Un temps pour tout.
Dans les années 2000, à la faveur de son union avec sa femme chinoise, il se passionne pour ce pays, sa culture, en tirera deux documentaires passionnants. Jamais avare de son infini savoir, il aura aidé beaucoup de jeunes paumés dans leur recherche académique. Et il aura offert à ses deux enfants de 21 et 24 ans un bagage intellectuel multiple en les baladant partout dans le monde à un âge où leurs petits camarades allaient en vacances en Ardèche. Se sachant atteint d’un cancer incurable, il a préparé ses proches à son départ et s’est éteint doucement, dans la dignité et la sérénité. A 77 ans, il faisait le bilan : «J’ai eu une belle vie.»