Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Les Infos Videos

Le meilleur des Infos et des videos du moment. Retrouvez toutes les news 24h/24 et 7j/7.

Le décès de Dominique Le Guilledoux, ancien grand reporter au "Monde"

Entré au « Monde » en 1990 au service des informations générales, il a sillonné le territoire captant la vie et la douleur des autres au gré de ses rencontres. Devenu grand reporter, il a couvert les conflits de Bosnie, du Haut-Karabakh ou de Tchétchénie. Il est décédé le 15 septembre, à l’âge de 58 ans.
 
« Je veux donner la parole à ceux qui ne la prennent pas. » Cette confidence que Dominique Le Guilledoux, encore tout jeune, fit un jour à sa sœur Françoise n’était pas propos en l’air ni fanfaronnade d’adolescent. Aujourd’hui, alors que cet ancien grand reporter au Monde vient de mourir, à Paris, à l’âge de 58 ans, dimanche 15 septembre, nous mesurons à quel point il est toujours resté fidèle à cet engagement de jeunesse. Ces dernières décennies, peu de journalistes ont réussi aussi bien que lui à capter et à donner vie à la douleur des autres.
 
Né le 23 mars 1961 à la Roche-sur-Yon, en Vendée, « Doudou », comme il sera surnommé bien plus tard au Monde, est âgé de quelques mois lorsque son père, cheminot, est nommé à Nantes. Il grandit alors dans l’atmosphère si particulière des gares de triage. Une idée fixe le guide déjà : le journalisme. Après y avoir « fait les chiens écrasés » pour quelques sous, il intègre en 1981 la rédaction locale du quotidien Presse-Océan à Nantes. En décembre 1985, il fait partie des personnes prises en otage, pendant trente-six heures, au Palais de justice de cette ville, par un trio de malfaiteurs. Cet événement, qui ne fait aucune victime mais connaît un retentissement international, le marque si fortement qu’il s’en inspire pour l’écriture d’un scénario, resté à l’état de projet.
 
Quelques mois plus tard, Dominique part à Paris où il intègre la rédaction de Libération, plus précisément le service société, dirigé par Béatrice Vallaeys. « Il était tellement content, se souvient-elle. C’était un garçon “cash”, d’un grand courage, jamais capable d’une quelconque trahison. » Doté, aussi, d’un sens de l’humour et de la provocation parfois déroutant. Homosexuel, il ironise devant Béatrice : « Ne me fais pas paraître plus pédé que j’en ai l’air ! » Apprenant qu’une rencontre de néonazis est prévue dans une brasserie parisienne, il se grime, notamment en se plaquant deux énormes sourcils au-dessus des yeux, et participe à la réunion. Démasqué, il aurait sûrement passé un mauvais quart d’heure. Qu’importe : il en tirera un de ses meilleurs articles.
 
En juillet 1990, Dominique Le Guilledoux (Guillet pour l’état civil) rejoint Le Monde, au service des informations générales, avant de devenir grand reporter. Il est maintenant à son meilleur, et se lance par exemple dans une série de reportages de type « Paroles de… », qu’il va décliner à plusieurs reprises, avec une sensibilité et une humanité extrêmes, au point d’en faire sa marque de fabrique. « Pas de simples radios-trottoirs où l’on se contente d’enregistrer untel ou untel mais un immense travail où, en empathie avec ses interlocuteurs, il parvenait à reconstituer des vies », assure Jean-Yves Lhomeau, ancien directeur adjoint de la rédaction. Lui-même se souvient aussi des farces de son ami, capable de venir un jour chez lui avec des kilos de confettis aussitôt lancés aux quatre vents. « Deux ans après nous en ramassions encore ! »
 
En 1994, Dominique reçoit le Prix Albert-Londres, le plus prestigieux de la profession en France. Le jury le récompense à la fois pour une série de dix-huit articles parus en août 1993 sous le titre « Rencontres de France » et pour son traitement des conflits en Bosnie et dans le Haut-Karabakh. Entre-temps, il a en effet commencé à se passionner pour le reportage de guerre. Ainsi part-il en 1995 pour Grozny, la capitale tchétchène, bombardée par les forces russes.
 
On aimerait pouvoir citer des passages entiers de ses reportages, au plus près de l’indicible vérité. Celui-ci, par exemple : « La ville est immobile, calcinée. Et la vie, on se demande bien par quel hasard elle parvient encore à se perpétuer. On se demande toujours : pourquoi les bombes explosent-elles là et pas ici, pourquoi si près, si loin, pourquoi hier et pas aujourd’hui ? »
 
Avec ces textes, Dominique entre dans le cercle restreint des « grands » de la profession. Ce sera sa gloire et son enfer. Voulant prouver son courage ou masquer sa peur – qu’importe –, il prend d’énormes risques. Des années plus tard, il en tirera un livre saisissant, Si je mourais là-bas (Fayard, 2003). Evoquant cet ouvrage, et l’expérience de Dominique au cœur de l’horreur, Pierre Georges, autre grande plume du journal, écrira à son sujet : « Comme d’autres, il a vécu l’enfer. Comme d’autres, il y a pété de trouille. (…) Ces pages [sont] la meilleure défense et illustration du plus beau et pire métier du monde. Celui qui ronge, celui qui doute, celui que l’on vitupère et qui au final exige que des gens qui l’exercent fassent tapis de leur propre vie. (…) Il ne faut pas s’y tromper, les journalistes de ce journalisme-là, au plus près du néant et de l’abomination événementielle, n’en sortent pas indemnes. Jamais. Fracassés, plutôt. »
 
C’est bien un homme fracassé qui revient de Tchétchénie. « Doudou » ne sera plus jamais « doudou ». Il a mal partout, il lui arrive de plus en plus souvent d’errer dans les couloirs, de se refermer sur lui-même. S’il part encore en reportage, ce n’est plus sur les zones de conflit. Les années passent, son isolement empire. Jusqu’à ce dernier soir, dimanche 15 septembre, où il prendra congé. Reste aujourd’hui à relire ses articles et ses livres. Et à garder en tête l’une de ses dernières paroles, quand, apprenant que son grand frère venait d’acheter un bateau à voile, il lui lançait du fond de son néant : « Chic, on va pouvoir traverser l’Atlantique. »
 
Dominique Le Guilledoux était à l’image de ses articles, profondément humain, d’une sensibilité à fleur de peau. Tous ceux qui ont eu la chance de le côtoyer au Monde du temps où il était grand reporter garderont de lui le souvenir d’un collègue attentionné et généreux, doublé d’un professionnel soucieux de raconter l’histoire à hauteur d’homme. Le Monde présente ses plus sincères condoléances à sa famille et à ses proches. Jérôme Fenoglio, directeur du « Monde ».
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article