Après avoir démissionné de la présidence d'un think tank où il était rémunéré 5 300 euros par mois, Jean-Paul Delevoye annonce à Libération qu'il va rembourser la totalité des sommes perçues depuis 2017, soit 140 000 euros. Selon les experts que Libération a interrogés, le cumul entre une activité professionnelle et un poste au gouvernement était contraire à la Constitution.
Jean-Paul Delevoye rend l’argent. Haut-commissaire aux retraites, l’homme a démissionné ces derniers jours de plusieurs fonctions qu’il occupait parallèlement dans le secteur privé. D’abord de son poste (bénévole) d’administrateur de l’Ifpass, l’Institut de formation de la profession de l’assurance, après les révélations du Parisien samedi. Puis, mardi, de la présidence d’honneur du think tank Parallaxe (groupe IGS), où il émargeait à 5 300 euros net par mois.
Ce mercredi soir, son entourage annonce à Libération qu’il a remboursé à ce think tank les sommes perçues depuis qu’il a été nommé au gouvernement (septembre 2019), mais aussi qu’il s’apprête à rembourser toutes les sommes touchées depuis sa nomination comme haut-commissaire, c’est-à-dire depuis septembre 2017. Soit quelque 140 000 euros. Et ce, sans attendre, comme prévu initialement, la décision de la Haute autorité pour la transparence la vie publique (HATVP), saisie par l’association Anticor. Et pour cause : le cumul des derniers mois était contraire à la Constitution, selon les experts que Libération aconsultés.
Pour rappel, Jean-Paul Delevoye a été nommé haut-commissaire aux retraites en septembre 2017. Il n’était alors pas membre du gouvernement à proprement parler. Il avait cependant démissionné de sa fonction précédente, celle de conseiller du délégué général du groupe IGS (regroupement d’écoles de formation privées), qu’il exerçait depuis septembre 2016, pour quelque 5 000 euros par mois. Sa mission consistait, selon sa déclaration d’intérêts à la HATVP, à «mettre en place le module humanisme dans les cursus» de formation.
Ce divorce avec IGS ne va durer que quatre mois. En effet, dès janvier 2018, il revient au sein du groupe, cette fois-ci comme président d’honneur d’un think tank hébergé par HEP Education, intégré à l’IGS : Parallaxe. Rémunération : 5300 euros nets par mois, comme il l’indique à la HATVP. Et alors même qu’il perçoit, depuis septembre 2017, quelque 8300 euros par mois comme haut-commissaire à la réforme des retraites. Soit, avec sa retraite du régime général, un revenu total de 15 000 euros nets par mois.
Si ce cumul entre une activité privée rémunérée et la fonction de haut-commissaire peut poser question, elle n’était a priori pas illégale, Delevoye n’étant alors pas membre du gouvernement. Les choses se compliquent à partir du 3 septembre 2019. En effet, à cette date, Jean-Paul Delevoye passe de haut-commissaire à la réforme des retraites à haut-commissaire aux retraites, délégué auprès de la ministre de la santé. Et entre officiellement au gouvernement.
Problème: l’article 23 de la Constitution proscrit tout cumul d’un poste ministériel et d’une activité professionnelle : «Les fonctions de membre du Gouvernement sont incompatibles avec l’exercice de tout mandat parlementaire, de toute fonction de représentation professionnelle à caractère national et de tout emploi public ou de toute activité professionnelle.» Et l’ordonnance du 17 novembre 1958 lui donne un mois pour se mettre en règle, soit jusqu’au 4 octobre. Ce qu’il n’a donc pas fait, puisqu’il ne démissionnera de Parallaxe que mardi, suite à un article de Capital.
Au journal Capital, il indiquait lundi que la présidence de Parallaxe n’avait rien d’une activité professionnelle : «Il n’est pas chargé de la gestion opérationnelle de cet organisme», expliquait ainsi son entourage, qui parlait de «gratification» plutôt que de rémunération.
Changement de pied, ce mercredi soir. Sollicité par Libération, son cabinet a fini par reconnaître une activité professionnelle au sein de ce think tank. Et même à la justifier, de peur sans doute de se voir reprocher un emploi fictif. «Depuis 2016, il a produit essentiellement des activités de conseil, sur la genèse du projet, son fonctionnement. Il a ensuite mis en place une dizaine de journées pour lancer le think tank, en élaborant le programme, en choisissant les intervenants, et en participant aux comptes rendus. Il a également mis en place des partenariats et a participé à la rédaction du livre blanc», explique son entourage.
Bien que les supports de communication de la collective HEP Education du groupe IGS, dont dépend le think tank Parallaxe, présentent Jean-Paul Delevoye comme «président d’honneur», il existe effectivement quelques traces de son activité au sein de cet organisme. Dans le livre blanc de Parallaxe, à paraître en janvier prochain, Jean-Paul Delevoye figure dans la liste des «intervenants de Parallaxe en 2018». Par ailleurs, sur les réseaux sociaux, ce dernier apparaît dans au moins une intervention filmée, en date de mars 2018. Il s’agit d’une ouverture des travaux du think tank Hep Education, portant sur les «enjeux de l’éducation au 21e siècle».
Interrogé par Libération, Paul Cassia, professeur de droit public à l’université Paris-1-Panthéon-Sorbonne, juge la situation problématique : «La Constitution est claire, un membre du gouvernement, et pas seulement un ministre, ne peut exercer aucune activité professionnelle. Monsieur Delevoye contrevenait donc de façon flagrante à l’article 23 de la Constitution et à la loi organique. Car à 5300 euros par mois, on ne peut pas dire que ce n’était pas une activité professionnelle. Il avait un mois pour démissionner, c’est-à-dire jusqu’au 4 octobre, ce qu’il n’a pas fait. Il a donc été deux mois dans l’illégalité.»
Même position pour l’expert en droit constitutionnel, Didier Maus : «Son activité était incompatible avec son poste de haut-commissaire, membre du gouvernement. La Constitution est sans ambiguïté là-dessus. Car s’il y a rémunération, il y a forcément activité professionnelle. Ou alors il y a abus de biens sociaux…»
Chez Anticor aussi, la perplexité est de mise. Mardi 10 novembre, l’association de lutte contre la corruption a décidé de saisir la HATVP au sujet du poste d’administrateur (bénévole) à l’Ifpass occupé par Jean-Paul Delevoye. Désormais, elle s’intéresse de très près aux activités (lucratives) exercées par le haut-commissaire chez Parallaxe.
«Nous réfléchissons à une qualification pénale sur le volet Parallaxe. Il faut comprendre à quoi correspond cette gratification de 5300 euros mensuels. Nous sommes intrigués par l’incompatibilité qui a perduré au-delà du délai d’un mois et aussi par la nature du travail correspondant à cette gratification», explique à Libération Jean-Christophe Picard, président d’Anticor.
Pour Elise Van Beneden, secrétaire générale d’Anticor, «il y a une réflexion plus générale à mener sur ces think-tanks et groupes d’intérêts qui rémunèrent nos politiciens, comme dans l’affaire Goulard».
Contactés, ni les services du Premier ministre ni l’Elysée n’ont donné suite à nos demande de précisions.