Chef du service d'infectiologie à la Pitié-Salpétrière à Paris, Eric Caumes, également formé à l'épidémiologie, promène ces jours-ci son "pessimisme lucide" sur les plateaux télévisés. Ce clinicien de 63 ans voit son service se remplir de patients atteints par le coronavirus. "J'espère me tromper, mais je pense qu'une crise sanitaire majeure s'annonce", déclare le spécialiste, qui ajoute : "Nous sommes trop égoïstes. Nous refusons de comprendre qu'en s'isolant on protège aussi les autres."
Un scénario cauchemardesque à l'italienne est-il possible chez nous ?
La vague arrive, ça va être un tsunami si on ne casse pas l'épidémie au plus vite. Les réanimations du Grand-Est souffrent depuis plusieurs jours. Partout, des patients venus pour autre chose sont diagnostiqués positifs, comme des soignants. Mon service sera plein ce soir. J'espère me tromper, mais je pense qu'une crise sanitaire majeure s'annonce. On compte les lits de réanimation et de respirateurs, comme en Italie. Là-bas, les Chinois offrent leur aide en fournissant des respirateurs. Ce retournement de situation est riche d'enseignements.
Les autorités transalpines ont-elles bien réagi ?
On a jugé ce qui se passait là-bas avec trop d'arrogance. Les hôpitaux du nord de l'Italie n'ont rien à envier aux nôtres.
Le tri à l'entrée en réanimation, pratiqué en Italie, est-il envisageable en France ?
Les réanimateurs ont toujours eu l'habitude de sélectionner les malades en fonction des chances de survie. Il y a même des recommandations qui ont été établies par la Société de réanimation de langue française. C'est triste à dire, mais les réanimateurs ont aussi appris à faire le tri entre ceux qu'on peut sauver et les autres lors des attentats qui ont ensanglanté Paris. On se rapprocherait alors de la médecine de catastrophe.
On sacrifierait les aînés ?
On dit que les Italiens ont décidé de ne plus réanimer les personnes de plus de 75 ans à Milan. Je ne sais pas ce qu'il en sera en France. Le Comité consultatif national d'éthique se penche sur la question. Mon autre crainte c'est que, pendant l'épidémie, des personnes connaissant d'autres problèmes de santé soient plus difficilement prises en charge car jugées moins prioritaires. Le système hospitalier n'est pas extensible à l'infini, et on va manquer de personnel non médical.
Casser l'épidémie, n'est-ce pas une utopie ?
Pas du tout : les Singapouriens l'ont fait. C'est extraordinaire ! Mais c'est une île, et ils ont attaqué le problème dès le début, avec beaucoup de moyens. Au lieu d'investir dans la recherche de traitements et de vaccins, en espérant arriver un jour à soigner les malades, les autorités ont mis le paquet sur la prévention : repérage des cas suspects, mesures d'isolement, port de masque, recherche des contacts et isolement de ces personnes, de manière autoritaire si nécessaire. En France, nous sommes au-delà de ce stade. La solution, c'est le confinement, la distanciation sociale. Mais en Asie, la distanciation sociale est culturelle - on ne s'embrasse pas, on ne se serre pas la main -, comme le respect d'autrui. L'épidémie qui frappe l'Italie et nous menace questionne notre mode de vie et, au-delà, notre modèle de développement économique. Nous sommes trop égoïstes. Nous refusons de comprendre qu'en s'isolant on protège aussi les autres.
Cette crise dit-elle quelque chose des maux de l'hôpital public ?
Les politiques menées au cours des dernières années ont asphyxié l'hôpital. On essaie en vain de le dire aux pouvoirs publics depuis un an. Moi qui avais démissionné de ma fonction de chef de service, je l'ai reprise pour pouvoir travailler à la gestion de la crise avec l'administration. La leçon économique que nous devrions en tirer à la fin de l'épidémie me semble claire : il aurait coûté moins cher d'investir en amont dans les services publics. Au-delà des maux de l'hôpital, cette épidémie révèle ceux de notre société.