Le mensuel Philosophie magazine consacre un dossier à une autre espèce de conformisme : la soumission à l’autorité. Elle s’est longtemps imposée par la force de la tradition. Max Weber évoquait le charisme, « grâce personnelle et extraordinaire » qui suscite « le dévouement d’un croyant ».
Dans cette forme de pouvoir qui s’exerce sans contrainte entrent également des sentiments conjugués de fiabilité, de confiance et de loyauté. Hannah Arendt, dans le chapitre de La Crise de la culture intitulé « Qu’est-ce que l’autorité ? » expliquait qu’elle « implique une obéissance dans laquelle les hommes gardent leur liberté ».
Il est permis d’en douter, si l’on en croit Frédéric Gros, qui publie aujourd’hui Désobéir chez Albin Michel. « Un des secrets de l’obéissance, explique-t-il, c’est qu’elle permet de se décharger auprès d’un autre du poids de notre liberté. » Dans les pages idées de Libération, Sonya Faure revient sur la longue histoire de la désobéissance civile, depuis l’Américain Henry David Thoreau et même avant lui. « Ce que craignaient les seigneurs du Moyen Age, rappelle l’historien Patrick Boucheron, c’est le déguerpissement de leurs gens.
« Entre obéir aveuglément et se révolter violemment, il existe toute une gamme d’attitudes possibles. Des inconduites, des réticences, des ruses. » Désobéir, c’est s’absenter du cadre pour mieux investir le jeu politique. « Partir, mais partir en groupe, faire défection pour rendre inopérante la domination. »
Aujourd’hui, face aux inégalités croissantes voire « obscènes », ou à la dégradation de l’environnement, « résister ou désobéir peut revivifier notre vie démocratique » résume Frédéric Gros, qui estime que l’on doit s’employer à penser le mécanisme de l’obéissance, à la racine de notre passivité. Le philosophe cite Walter Benjamin: «La catastrophe, c’est que les choses continuent comme avant. »
Et La Boétie dans son Discours sur la servitude volontaire : « chacun en rajoute toujours dans son obéissance », ce qu’il appelle la «surobéissance», qui fait tenir le pouvoir politique. «
Mais les expériences totalitaires ont fait apparaître des monstres d’obéissance : Eichmann pour l’Allemagne nazie, Douch pour le Cambodge des Khmers rouges. Avec leur procès, l’obéissance apparaît machinique, inhumaine, et la désobéissance comme un acte d’humanité. »
Publié au Seuil sous le titre Où en sommes-nous ? L'ouvrage paraît aujourd’hui. C’est une grande fresque sur l’influence culturelle des systèmes de parenté, d’Homo sapiens à l’Amérique de Trump en passant par l’Allemagne de Merkel et la Grande-Bretagne du Brexit…
Et une sorte de récapitulation de ses recherches et de ses analyses, depuis le temps où il pronostiquait l’effondrement de l’URSS à partir de la remontée de la mortalité infantile. Un autre exemple illustre l’influence sociale et culturelle des structures familiales : celui de la France vers 1700.
« Dans le Bassin parisien prévaut la famille dite nucléaire égalitaire : lorsqu’ils sont grands, les enfants s’en vont fonder ailleurs une unité domestique autonome, et à la mort des parents, le bien est divisé de façon strictement égalitaire entre eux, qu’ils soient garçons ou filles. »
Mais dans le sud-ouest (de Toulouse au Béarn) domine alors la famille-souche : « l’un des enfants mâles – en général l’aîné – reste habiter avec ses parents et reprend la ferme, les autres étant éjectés du lignage, avec des compensations assez faibles. Cette éviction des plus jeunes a donné les « cadets de Gascogne », ces cohortes de jeunes hommes sans biens qui ont peuplé l’armée, les PTT et les autres bureaucraties de l’Etat français ».
Le rôle de l’État entre également en ligne de compte dans le cas de l’Angleterre, mais avec d’autres conséquences : la naissance de l’individualisme et du libéralisme, là où régnait le modèle de la famille nucléaire absolue : « les parents ont la liberté de distribuer leur héritage comme ils l’entendent et les enfants, en retour, partent vite et ne leur doivent rien, même lorsque ceux-ci deviennent âgés ».
Paradoxalement, c’est l’avènement du premier Etat social en Europe, avec les lois sur les pauvres instaurant un système d’allocation destiné aux plus de 60 ans qui favorise la culture de l’individualisme.
Pour Emmanuel Todd, « cet individualisme étayé par un Etat puissant a permis le décollage de la modernité politique, et notamment de la démocratie représentative avec la révolution anglaise de 1688, puis la révolution industrielle ».
Le démographe en conclut une forme relative de conformisme aux traits culturels finalement davantage imprimés dans les territoires que dans les mentalités, mais dont celles-ci seraient en retour imprégnées : « Tout se passe comme si les valeurs portées par les systèmes familiaux – égalité ou inégalité, autorité ou autonomie, statut de la femme, cohabitation avec les parents, etc. – avaient survécu à la désintégration des sociétés paysannes, comme s’il existait une mémoire des lieux ».