Didier Deschamps, sélectionneur champion du monde vingt ans après l’avoir été en tant que capitaine, s’est longuement confié ce jeudi pour la première fois depuis le titre. Le groupe, la compétition, le bonheur partagé, les critiques, l’avenir : il nous dit tout.
On l’avait quitté, dimanche à Moscou, dans l’effervescence et la cacophonie du titre de champion du monde. On l’a retrouvé ce jeudi, dans le contexte plus policé d’un établissement cossu des Alpes-Maritimes. Le sourire l’escorte toujours. Disert, détendu, Didier Deschamps s’est confié, comme rarement, pendant plus d’une heure. On était bien loin du discours attendu, tout en maîtrise, diffusé lors des conférences de presse. Il a déroulé le film du Mondial et dévoilé quelques pans plus méconnus de son histoire personnelle. Il en découle un entretien passionnant, enrichissant et sans temps mort.
Le matin du 12 juillet 1998, vous saviez que vous alliez devenir champion du monde. Dimanche 15 juillet 2018, avez-vous eu cette même sensation ?
DIDIER DESCHAMPS : Ce serait prétentieux de dire ça ! Mais oui, je le savais un petit peu avant. C’est comme ça. C’est écrit. C’est le destin. Après, il faut le faire bien évidemment. Je ne crois qu’à une seule chose, c’est le destin. Le destin est écrit. Il fallait que ça se passe et ça s’est passé.
Les Croates avaient également un destin à écrire…
Oui mais chacun a le sien. C’est aussi quelque chose de personnel. Ma belle-maman m’en parlait depuis un bon moment. Elle voulait me voir champion du monde et malheureusement, elle est partie plus tôt. C’est une force qui vient d’en haut. Même si je ne veux pas paraître mystique ou croyant.
En 1998, votre force venait également de votre frère, décédé en 1987, à qui vous pensiez au moment de soulever le titre de champion du monde.
On vit avec et on vit sans. Ce sont des moments douloureux de la vie. Juste avant l’Euro 2016, j’ai également perdu mon beau-frère qui était un fou de football. La vie nous enlève des personnes, mais cela nous donne des forces encore plus insoupçonnées.
Qu’avez-vous ressenti au moment où Hugo Lloris a soulevé la Coupe du monde ?
Il y avait beaucoup de fierté. Il n’y a rien qui est au-dessus de l’équipe nationale. La France sera sur le toit du monde pendant quatre ans. C’est une consécration. Les souvenirs et les émotions demeurent, mais nous sommes des compétiteurs donc ce sont les titres qui restent. Il est beaucoup plus compliqué de remporter des trophées avec sa sélection nationale qu’avec les clubs, où les opportunités sont plus nombreuses. Avec son équipe nationale, ce n’est que tous les deux ans. En 2016, on avait laissé passer une opportunité incroyable, même si avec du recul, on se rend compte que cette expérience nous a servis. On a pu appréhender cette finale de la Coupe du monde différemment. Quitte à choisir, il n’y a rien de plus fort qu’un titre mondial.
Vous avez brandi la Coupe du monde comme joueur puis comme entraîneur. Les sentiments sont-ils différents ?
Oui, car quand on est joueur, on est actif et acteur. La réussite de tout mon staff est liée aux joueurs et c’est pour ça qu’il ne faut jamais leur enlever le match. Il leur appartient. Quand ça ne marche pas, les responsabilités viennent du sélectionneur dans 95 % des cas et quand les choses fonctionnent, c’est l’inverse. Mais ça ne me gêne aucunement ! Je suis aussi, si ce n’est plus, heureux pour eux que pour moi-même.
On a parlé de la génération Platini puis de la génération Zidane. Dorénavant, vous êtes l’incarnation de cette génération. Comment l’expliquez-vous ?
Ce sont des étiquettes… Ce n’est pas parce que je suis leur « guide » qu’il faut dire ça. J’ai également un côté paternaliste, avec les bons et les mauvais côtés. C’est important de dire à ses propres enfants, même si ce ne sont pas les miens, ce qui ne va pas, ce qu’il faut changer. C’est un mélange des générations. C’est un groupe avant tout. Je suis fier d’être avec eux. Fier d’avoir été là il y a vingt ans et d’être encore là aujourd’hui. Ce maillot bleu, blanc, rouge est sacré. Ils doivent continuer à transmettre des valeurs et ils l’ont bien compris. J’ai un jeune (NDLR : Dylan, son fils, 22 ans) aussi à la maison qui parle de la même façon. Il a les mêmes centres d’intérêt. On peut dire que je suis un peu avantagé. Un sélectionneur doit s’adapter.
Avez-vous envisagé de parler du sacre de 1998 à vos joueurs dimanche soir après le sacre contre la Croatie ?
Le 12 juillet, j’ai pensé à notre titre de champion du monde car certains joueurs m’ont souhaité l’anniversaire de notre victoire face au Brésil (rires). Il faut vivre avec son temps. Personne ne pourra effacer ce que l’on a fait avec le groupe, Aimé (Jacquet) et les personnes présentes. Cette année, c’est une autre histoire, une autre génération. Cette victoire permet à la génération qui a entre 5 et 30 ans de vivre pleinement ce titre. C’est une nouvelle histoire même si elle n’efface pas l’ancienne.
Avez-vous conscience du destin incroyable que vous êtes en train de vous construire ?
Oui, j’ai un destin professionnel, car la vie n’a pas toujours été facile. Je fais tout pour aller le plus haut possible et me donner tous les moyens pour réussir. Quand on me demande si je pouvais revenir en arrière, dans ma carrière de joueur... je réponds non. Je ne voudrais pas la refaire, car je ne pourrais pas faire aussi bien.
Ce destin professionnel apaise-t-il les blessures de vie, les moments tragiques ?
Non, il ne permet pas de compenser ce que j’ai connu. Ces blessures sont indélébiles. Elles restent. Il y a eu des traces tellement douloureuses… Mais on continue à vivre. Cela me donne certainement plus de force.
Dans quelle mesure vos joueurs, désormais champions du monde, ne sont-ils plus les mêmes ?
Parce qu’ils sont champions du monde ! Ce ne sont plus seulement des joueurs de grands clubs européens, ce sont des champions du monde. Moi je suis sélectionneur champion du monde. Je suis privilégié. J’ai lu ce qu’avait dit Franz Beckenbauer (NDLR : « Bienvenue au club »). J’espère que nous aurons l’occasion et le plaisir de dîner en sa compagnie et avec Mario Zagallo, qui a également remporté la Coupe du monde comme joueur et entraîneur. C’est une fierté de faire partie de ce cercle fermé.
Vous dégagiez une forme de tranquillité en tant que joueur. Le rôle de sélectionneur est-il éreintant d’un point de vue mental ?
Sincèrement ? Non. J’étais d’une tranquillité et d’une sérénité absolue pendant la compétition. Vous savez pourquoi ? Car je suis coupé du monde. Je suis en immersion totale. Je ne veux pas être perturbé. Je suis auprès de mon groupe, de mon staff, qui est très important par le travail. Il a été remarquable. Il y a eu une véritable solidarité entre les vingt membres de mon staff. J’ai toujours très bien dormi. Beaucoup mieux qu’en 2014. Je n’ai pas fini fatigué.
Vous n’avez pas été vidé d’un point de vue psychologique ?
Non car j’ai récupéré. Je dors, même dans les pires situations. Je zappe et je dors. Je n’ai pas pris le moindre petit cachet pour dormir. J’ai même réussi à ne pas me ronger les ongles alors que ça fait 45 ans que c’est le cas. Pourtant, j’aurais dû être stressé… Mais non.
La France est-elle un champion du monde moche ?
Pourquoi ? Parce qu’elle me ressemble (rires) ? C’est de la littérature. Il y a toujours ces questions après une compétition. Celui qui est champion est meilleur que les autres, tout simplement. Le haut niveau, c’est être plus fort que tous les adversaires que l’on affronte. Quand on bat un adversaire, ce n’est pas parce qu’il est mauvais. Et quand cet adversaire nous bat, il ne faut pas lui enlever son mérite. Oui, on aurait pu faire mieux. On n’a pas toujours tout maîtrisé… Mais je dis depuis le départ que j’ai fait un choix de la jeunesse. Sur les quatorze qui ont découvert la compétition (NDLR : c’était leur premier tournoi international A), il est évident qu’ils seront plus forts dans deux ou quatre ans.
Comment avez-vous été champion du monde ?
Par le mérite et par la qualité des joueurs sur le terrain. Pas par le Saint-Esprit. Ma fierté première, c’est d’avoir construit un groupe. Il y a une force collective qui se dégage. La qualité est également présente chez l’adversaire. Mais à qualité égale, celui qui en veut plus et qui en donne plus arrive à faire la différence.
Que répondez-vous à ceux qui disent que le Brésil ou la Belgique jouaient mieux que la France ?
Peut-être… On a rencontré une très belle équipe de Belgique qui nous a fait souffrir. Apparemment, ils n’ont pas regardé la finale de la Coupe du monde. Tant pis pour eux. Cette Coupe du monde était à part. Je l’ai constaté dès le début. Elle n’a pas donné raison aux équipes qui avaient une grande possession du ballon. Pour reprendre un terme de Guy Stéphan (son adjoint), je dirais que notre équipe a été chirurgicale. C’est la vérité. Nous avons fait mal.