Personne n’a oublié “Chacun fait (c’qui lui plaît)”, gigantesque tube des années 80, mais qui connait l’album que Chagrin d’amour avait sorti dans la foulée ? Valli, moitié féminine du duo, a décidé de le ressortir. Ce qui a aussitôt éveillé la curiosité de la chroniqueuse chanson à Télérama…
"Rarement réédition aura suscité chez moi une réaction si immédiate : l’album de Chagrin d’amour ressort… J’appelle Valli ! D’abord parce que ce disque, qui portait en son sein l’énormissime tube Chacun fait (c’qui lui plaît), est devenu une sorte d’objet culte, jamais republié, à la pochette aussi esthétique qu’osée signée Richard Avedon, et aux chansons encore subversives aujourd’hui. Ensuite parce que c’est toujours un plaisir de retrouver Valli, versant féminin du duo (son camarade est mort en 1996), blonde américaine à l’accent charmant et à la curiosité constante, à la culture pop rock généreuse (qu’elle a partagée dans d’innombrables émissions de radio), et… à l’emploi du temps chargé. « Hello Valli, on peut se prendre un verre dans le quartier ? » (on habite le même) – « Of course dear ! Mais je suis in and out. Je rentre des States et je pars bientôt dans les Cyclades... Je suis libre jeudi soir. » Vendu pour jeudi, à la terrasse d’un café, près du marché d’Aligre.
La voilà qui s’approche, légèrement ébouriffée, le regard allumé et le sourire malicieux – encore une fois, je me dis qu’elle ne vieillit pas. Toujours en mouvement. Nous sommes installées depuis moins de dix minutes que déjà, elle se lève pour faire la bise à un couple de promeneurs. Partout où elle passe, Valli a le don de se faire des amis. C’est comme cela qu’elle s’est retrouvée dans l’aventure Chagrin d’amour. « 1979, je venais de quitter le Connecticut pour m’installer à NYC et y faire des études de cinéma. La ville était vibrante, il y avait d’un coté le disco, de l’autre, le punk, et le rap qui commençait à apparaître dans les airs. Je traînais tout le temps au CBGB, le temple du punk, où passaient Patti Smith ou les Ramones ; je fréquentais Jean-Michel Basquiat et Keith Haring, que personne encore ne connaissait. A l’école de cinéma, j’ai rencontré Philippe (Bourgoin), un Français. Avec son pote Gérard Presgurvic, il avait écrit une chanson, sans l’enregistrer. L’histoire hyper glauque d’un type qui ne peut pas dormir, va se chercher une pute, la ramène à l’hôtel mais ne peut pas jouir. Il a eu l’idée d’en faire un petit film, au Chelsea Hotel – j’étais censée être la monteuse... On n’a jamais fini ! Philippe est reparti à Paris, je suis restée encore un an. En 1981, je suis venue à mon tour, dans l'idée de faire le tour de l’Europe en train. Et puis on a enregistré la chanson et ma vie a changé. »
Valli parle vite, son déca a refroidi avant même qu’elle n’y touche. Moi, j’ai déjà descendu deux tasses de tisane (et oui, on peut interviewer une ex-habituée du CGBG en buvant de la verveine menthe). Mon petit magnéto tourne à plein. Pas question de louper une miette de ses souvenirs, plus cocasses que ce que j’imaginais.
« Je suis arrivée le lendemain de l’élection de Mitterrand. Quant à Philippe, il avait décidé de faire sa chanson façon rap, ce qui à l’époque n’existait quasiment pas en France. Il cherchait un chanteur. Qui ? Il a demandé à l’une de ses amies, secrétaire de Nana Mouskouri (j’avale ma tisane de travers, elle ne le remarque pas), qui avait aussi travaillé avec Joëlle, la chanteuse de Il était une fois (là, c’est plus logique). Elle a pensé à un type qui jouait dans des comédies musicales, Grégory Ken. En entendant sa voix sur le répondeur, Philippe a compris : “C’est bon, j’ai mon homme...” Tu sais que c’était encore très rare, les répondeurs, en France ? Chaque fois que j’allais aux States, mes copains me demandaient de leur ramener un Levi’s, une paire de santiags et un répondeur. » Oh là, je sens qu’on s’égare – Valli a toujours mille anecdotes dans sa besace. Mais elle le sent aussi, et reprend le cap illico.
« Philippe voulait que je les accompagne en studio, pour vérifier que le rap sonnait bien. Puis il me lance : “Tiens, ce serait cool qu’au début de la chanson, il y ait un texte en anglais.” J’ai donc écrit quelques lignes, pour l’intro et la fin. Une fois sur place, il a encore une idée : “En fait, ce serait génial si la pute de l’histoire prenait le relais, et continuait la chanson.” Il a ficelé un nouveau couplet, et me dit “vas-y, vas chanter”. J’étais en France depuis six semaines, je ne comprenais rien à ce que je disais, mais je me suis lancée et en deux prises, c’était dans la boîte. La chanson est sortie à l’automne. »
Son deuxième déca est arrivé, ma deuxième tisane aussi. Des images me passent par la tête : moi, au collège, en train d’écouter Chacun fait (c’qui lui plaît) à fond la caisse, sans rien comprendre ce que ça racontait… « Un jour, on se retrouve à Rouen pour une signature chez un disquaire : il a dû fermer tellement c’était l’émeute. Un instit’ a quand même eu le temps de me glisser : “Je suis très embêté parce que mes élèves veulent faire une dictée à partir de la chanson.” Ils aimaient le côté rap. Ça plaisait, de 7 à 77 ans. Ça dénotait dans le paysage. Il faut se souvenir qu’à l’époque la variété était reine. La scène alternative (Elli et Jacno, Taxi Girl…) n’avait pas le droit de passer dans les émissions grand public. Nous, si. On a fait Drucker le même soir que Michèle Torr ! On était mignons, même si on chantait des horreurs. On nous entendait partout et tout le temps. En 1982, les radios libres explosaient, et quand un programmateur aimait un titre, il pouvait le diffuser quatre fois dans une même heure. Peut-être que cette chanson, dans ce contexte particulier de diffusion, a un peu changé la donne. A ouvert la porte au génial Marcia Baila des Rita Mitsouko, par exemple. Est-ce que c’est prétentieux de dire ça ? » Non Valli, not at all. C’est vrai.
« Bref, Chacun fait est devenu un tel phénomène que Barclay nous a demandé d’enregistrer un album, ce que nous n’avions pas du tout prévu ! Philippe a écrit autour d’un concept : Adam et Eve, avant et après la pomme. D’où les deux photos de Richard Avedon : recto, nous sommes nus et “innocents” ; verso : avec un maquillage un peu diabolique, j’ai une cicatrice sur le ventre et je pince un téton de Grégory. Les textes avaient ce même esprit destroy : il y a une histoire de speakerine télé accro à l’héroïne, une autre qui parle de fellation dans une voiture et se termine par un accident… On a enregistré avec Dominique Blanc-Francard, sur une console digitale ultra moderne. A sa sortie, les critiques ont encensé l’album, mais le public est passé complètement à côté. Les gens voulaient juste qu’on refasse Chacun fait (c’qui lui plaît). »
Je jette un coup d’œil au magnéto, un peu inquiète pour les piles. Je ne l’imaginais pas si bavarde ! Et je ne sais toujours pas ce qui l’a décidée à ressortir son album aujourd'hui…
« L’idée est venue petit à petit, grâce aux Juliette Armanet, Cléa Vincent, Yelle… tous ces jeunes de la nouvelle pop variété, qui reprennent beaucoup les sonorités des années 1980. Je les recevais dans mes émissions, et souvent ils me parlaient de ce disque. J’étais sidérée : “Comment tu connais ça, toi ?” Je me rappelle aussi une soirée à la Flèche d’or, où le chanteur Guillaume Fédou faisait le DJ. D’un coup, il se met à en passer un extrait, un afrobeat que je n’avais plus entendu depuis trente ans ! Ça m’a tuée. Lui aussi m’a dit qu’il adorait. Enfin, il y a deux ou trois ans, alors que ma fille était à la maison avec ses potes, l’envie me prend de faire un blind test : je leur diffuse l’album sans rien dire. “Mais c’est quoi ? C’est top !” Quand ils ont réalisé que c’était moi, ils n’en revenaient pas. Ma fille l’a fait écouter à Londres, des gens ont commencé à le jouer dans des clubs. Puis un Danois l’a découvert et diffusé chez lui… Là, je me suis vraiment dit qu’il était pertinent de le ressortir. »
La serveuse vient de repasser et la nuit est tombée. J’aborderais bien un autre sujet : le beau livre que Valli vient de sortir, British Invasion, conversation avec le journaliste anglais Stephen Clarke sur la musique, la mode, le cinéma, tout ce qui a fait le triomphe de la culture populaire britannique à partir des années 1960. Mais il est tard. On se retrouvera un autre soir, et ce sera toujours un plaisir."
Chagrin d’amour, premier album, est de nouveau disponible en vinyle depuis le 7 juin. (Because).
British Invasion. Pop save the queen, de Valli et Stephen Clarke, livre vendu ave cun coffret DVD du même titre. Carlotta Films.