Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Les Infos Videos

Le meilleur des Infos et des videos du moment. Retrouvez toutes les news 24h/24 et 7j/7.

Vladimir Cosma en concert 24 caprices pour Mandoline Solo, le 20 novembre prochain à la salle Gaveau de Paris

Vladimir Cosma en concert 24 caprices pour Mandoline Solo, le 20 novembre prochain à la salle Gaveau de Paris
Vladimir Cosma est un homme occupé. À l’approche de sa quatre-vingtième année, l’idée de prendre sa retraite ou de se reposer sur ses lauriers ne semble pas l’avoir effleuré. En traversant son appartement labyrinthique suspendu dans le ciel parisien avec vue sur l’hippodrome d’Auteuil, on chercherait en vain ces ornements un rien funèbres qui donnent aux habitations d’artiste des airs de mausolée : récompenses, décorations, photos dédicacées, portraits avec les grands de ce monde… Sur une succession d’étagères à peine interrompue par quelques tableaux s’alignent, soigneusement classés par genre, pays et époques, des vinyles, des CD et des cassettes, autant de signes que la musique est, ici, un perpétuel work in progress.
 
Le bureau où Vladimir Cosma reçoit le journaliste, entre deux coups de téléphone pour régler les derniers détails d’un concert, accueille un piano où la partition d’un tout nouveau concerto pour trombone voisine avec des partitions de films récents et les gros coffrets de disques retraçant sa carrière de compositeur pour le cinéma. Sans compter les œuvres strictement classiques de son catalogue, dont les spectateurs des Concerts de Monsieur Croche auront un aperçu pour le moins surprenant le 20 novembre prochain.
 
 
Le public vous connaît évidemment comme le compositeur des comédies d’Yves Robert, de Gérard Oury, et de Francis Veber beaucoup moins en revanche comme auteur de musiques dites « savantes ».
 
Commençons tout de suite par dissiper un malentendu : pour moi, cette distinction n’existe pas. C’est vrai, j’ai passé cinquante ans de ma vie à travailler pour le cinéma, comme Bach a travaillé toute sa vie pour l’église, comme Ravel et Stravinsky ont écrit pour le ballet – mais on ne peut pas qualifier Bach de compositeur de musique d’église ni Ravel et Stravinsky de compositeurs de musiques de ballets. Tous ces créateurs travaillaient pour la musique de leur temps et pour des commanditaires étatiques, religieux ou artistiques.
 
Depuis un siècle, c’est le cinéma et la télé qui font vivre les compositeurs, mais je ne me définis pas pour autant comme compositeur de musique de film. J’écris de la musique tout court. Et puis, les frontières sont poreuses entre les genres, musique de film, musique symphonique, jazz, chanson, musique populaire… Par exemple, ma B.O de la Septième Cible, de Claude Pinoteau, s’est métamorphosée en Concerto de Berlin, une œuvre pour violon et orchestre jouée par Ivry Gitlis, Patrice Fontanarosa, Vadim Repin et Renaud Capuçon.
 
Chostakovitch, Prokofiev ou Korngold ont toujours adapté leurs musiques de film pour le concert. Le Concerto pour violon de Korngold reprend ses thèmes pour le grand écran. La seule différence réside dans le fait qu’au cinéma, la forme est courte, on procède par motifs, par cellules. Dans la publicité, c’est encore plus court, ce qui ne veut pas dire que c’est plus facile. Le début de la Cinquième Symphonie de Beethoven pourrait faire une très bonne publicité pour des pneus, ça n’en ferait pas une musique publicitaire.
 
J’imagine que votre formation musicale n’était pas orientée vers le cinéma…
 
Quand j’étais jeune, dans la partie roumaine de ma vie, je ne connaissais même pas l’existence de la musique de film ! Les rares fois où il m’arrivait d’aller au cinéma, c’était pour éviter l’école et, en général, je m’endormais très vite devant le film. Je n’étais vraiment pas cinéphile… Concernant la musique, pour moi, il y avait le classique, le jazz, l’opéra, la chanson et le folklore. Ça baignait ma vie de famille et ma vie de musicien.
 
La musique de film en tant que genre, je l’ai découverte seulement à mon arrivée en France au début des années 1960, en devenant l’assistant de Michel Legrand, qui était déjà au sommet de son art. Je me suis imposé une cure intensive de cinéma : je passais mes journées dans les petites salles du Quartier Latin, qui programmaient quatre films différents par jour. Là, j’ai découvert que les musique qui me plaisaient n’étaient pas l’œuvre de « spécialistes » mais de compositeurs de tous genres : William Walton dans les films shakespeariens de Laurence Olivier, Prokofiev chez Eisenstein. J’ai aussi découvert les musiques jazzy et les chansons d’ Henry Mancini. Ces musiques ne redoublaient pas le sens des images mais, au contraire, leur apportaient une dimension supplémentaire. À quoi bon mettre une musique terrifiante sur une scène terrifiante ? Un concerto de Mozart pourrait très bien aller sur une scène de meurtre chez Hitchcock. La musique prend de toute façon la signification des images qu’elle accompagne, le lien se crée dans la tête de l’auditeur. La musique de film est le caméléon de l’image.
 
Pas de cinéma pour vous en Roumanie, donc. Mais une musique très présente dans votre environnement familial.
 
C’est vrai, dans ma famille tout le monde était musicien, à tel point qu’il semblait impossible que je me destine à un métier en-dehors de la musique. Je trouve ça capital, d’ailleurs, quand on se destine à une carrière musicale, de faire partie d’une famille de musiciens. La musique est un langage tellement à part, tellement difficile à apprendre qu’il faut pouvoir le pratiquer dès son plus jeune âge. Pour compliquer les choses, j’apprenais le violon et on sait combien les premières années sont difficiles avec cet instrument. J’ai commencé à 6 ans et mes parents étaient toujours derrière moi pour me pousser, m’aider à supporter cette torture avant de réussir enfin à tirer un son correct de mon instrument.
 
Votre père et votre mère étaient pianistes, votre grand-mère paternelle avait étudié avec Ferruccio Busoni. Vous avez choisi le violon par esprit de contradiction ?
 
C’est beaucoup plus prosaïque que ça. Je suis né à Bucarest au début de la Seconde Guerre mondiale et mes parents habitaient un tout petit appartement – un studio, en réalité – où il n’y avait pas du tout de place pour un piano. En attendant de pouvoir acheter un appartement plus spacieux, mon père m’a offert un violon pour que je puisse commencer la musique. Cet appartement – et le piano qui allait avec – n’est arrivé qu’à mes 14 ans et, entre-temps, j’étais devenu violoniste. Avant, j’allais souvent chez ma grand-mère et je bricolais sur son Bösendorfer, un grand piano à queue de concert.
 
Vers 9 ans, j’ai commencé à avoir un niveau très correct. Je me suis mis à donner des concerts, je jouais des concertos de Bach, des pièces de virtuosité, et même des Caprices de Paganini. Ensuite, à cause d’une réforme des études en Roumanie, j’ai dû quitter le conservatoire de Bucarest, désormais réservé au cycle universitaire, et terminer mon lycée avant de m’y réinscrire pour suivre un enseignement beaucoup plus complet : composition, solfège, contrepoint. Bref, j’ai dû terminer une deuxième fois le conservatoire… pour le refaire une 3e fois à Paris !
 
Quelles musiques écoutiez-vous, à l’époque ?
 
Celles que j’entendais à l’Athénée de Bucarest pendant les répétitions de l’Orchestre philharmonique. Je me faufilais dans la salle et j’écoutais ce qui était au programme. Il y avait souvent des symphonies de Haydn, de Mozart et de Beethoven. J’avoue que ça me barbait un peu… Jusqu’au jour où l’orchestre – je ne sais plus s’il était dirigé par Georges Georgescu ou Constantin Silvestri – s’est mis à jouer Shéhérazade, de Rimsky-Korsakov. Ça a été une vraie révélation. Tout à coup, je voyais les couleurs de chaque pupitre, j’entendais la finesse de l’orchestration…
 
Après, j’ai eu d’autres coups de cœur. La musique française, par exemple, même un compositeur académique comme Saint-Saëns. Quel raffinement… Son Rondo Capriccioso, sa Havanaise, ce sont des musiques merveilleuses. J’aimais aussi beaucoup la Symphonie espagnole de Lalo. J’ai commencé à les apprendre, à les jouer.
 
L’autre coup de foudre de ma jeunesse, ç’a été le jazz. À partir de 13 ans, j’ai découvert les premiers enregistrements de Gerry Mulligan avec Chet Baker, le nonette de Miles Davis... Si on m’avait dit, à l’époque, qu’un jour je réaliserais un disque avec Chet Baker !
 
Vous aviez accès au jazz, dans la Roumanie communiste des années 1950 ?
 
Oui, grâce à Mihail Andricu, un de mes professeurs de composition. C’était un grand compositeur, très proche de Georges Enesco, et un académicien. Il était très occidentalisé (ce qui lui a valu, plus tard, d’être exclu de l’Académie) et francophile. Il habitait une belle maison et, quand on arrivait chez lui, il y avait toujours une bouteille de Bourgogne ouverte pour son déjeuner. (Moi, il me servait un verre d’eau avec trois gouttes de Ricqlès mentholée, ça me semblait le summum du chic!)
 
Il avait une superbe collection de disques de jazz et c’est lui qui m’a initié à la beauté de cette musique. J’ai découvert ce qui me manquait dans l’écriture post-classique : la liberté de l’improvisation et de l’harmonisation, et le fait qu’interprète et compositeur ne font qu’un, comme à l’époque classique et romantique. Aujourd’hui, compositeur et interprète sont deux entités bien distinctes : l’un indique à l’autre sur sa partition les tempos métronomiques, les moindres nuances expressives, ce qui a tendance à brider la créativité des interprètes.
 
À côte du jazz, j’ai aussi découvert les chansons françaises et américaines, les musiques folkloriques de mon pays et du monde entier. En Roumanie, les écoles nationales étaient encore encouragées par le pouvoir communiste.
 
Vous-même, quand avez-vous commencé à composer ?
 
À partir du moment où Mihail Andricu m’a dit : « Écoutez, jeune homme, ce qui est important, c'est que vous ayez toujours avec vous un cahier de musique grand format pour noter les idées musicales qui vous viennent. Ne notez rien sur des feuilles volantes, vous allez les perdre. Uniquement sur ce gros cahier, comme ça vous les garderez pour toujours. » Actuellement, j’ai deux grands cahiers, commencés à l’âge de 11 ans, je les ai encore avec moi – ils sont rangés là, juste derrière vous. Ils contiennent des milliers de thèmes.
 
Mon activité d’écriture s’est encore intensifiée quand mes parents ont acheté le piano tant désiré, j’avais dans les 14 ans. C’est à cette époque que j’ai commencé à réaliser des arrangements pour Electrecord, l’unique maison de disques roumaine dont mon père dirigeait l’orchestre. Chaque fois qu’un artiste occidental ayant des sympathies pour le communisme (comme Yves Montand, Catherine Sauvage ou le trio Los Paraguayos) venait donner des concerts en Roumanie, il était accompagné par l’orchestre de mon père. J’étais devenu l’arrangeur à la mode. Ce qui a provoqué mon départ pour la France...
 
Comment ça ?
 
Mica Salabert, l’épouse du président des éditions musicales Salabert, était roumaine et venait régulièrement chercher des talents à Bucarest pour les encourager, puis les ramener en Occident. Elle a entendu parler de moi. On était au début des années 1960. Elle a parlé à mes parents, en leur expliquant : « Si votre fils venait chez nous, il ferait une grande carrière, les compositeurs-arrangeurs sont très recherchés actuellement en France, Michel Legrand, André Popp ou Claude Bolling ont beaucoup de succès. »
 
Mon père était amoureux de la France. Il avait été lycéen à Jeanson-de-Sailly, il avait eu Lazare-Lévy comme professeur de piano au conservatoire de Paris et Jean Wiéner l’avait pris sous son aile pour lui enseigner le piano-jazz. Il avait connu Paris dans les années 1930, avec l’arrivée du jazz, la naissance du Bœuf sur le toit… Bref, il me parlait tout le temps de la France, de Paris, pour lui c’était le paradis de la culture. Malgré sa position importante en Roumanie, il rêvait d’y retourner et, surtout, il voulait que son fils fasse carrière en France.
 
Moi, jeune communiste convaincu, je manifestais pour le petite père des Peuples et je considérais, comme beaucoup de Roumains, que les Russes nous avaient sauvés du fascisme. Et puis, ils nous avaient apporté cette musique et ces grands artistes que j’admirais : Oïstrakh, Gilels, Kogan, Richter, Chostakovitch, Prokofiev… Alors, sans me prévenir de peur que je refuse ou que j’en parle autour de moi et que la nouvelle s’ébruite, mon père a accepté l’offre de ces gens qui voulaient nous faire venir en France. Toute une filière s’est activée, et une importante somme d’argent est passée de mains en mains pour nous obtenir, tout à fait légalement, les papiers de départ en France.
 
Le pouvoir ne vous considérait pas comme un musicien prodige à garder à tout prix en Roumanie, ou à faire tourner en Europe pour donner une bonne image du pays ?
 
Le pouvoir n’était pas impliqué, la réalité était purement sordide : certains officiels ont accepté sans problème de se laisser corrompre, tant qu’il y avait de l’argent à prendre.
 
Je suis donc parti à 22 ans, presque forcé par mon père Teodor. Je venais de finir le conservatoire, mon avenir était en Roumanie et, en plus, j’étais très amoureux d’une jeune femme… Je n’avais aucune velléité de bâtir une carrière internationale de compositeur, mon activité comme arrangeur et comme soliste me suffisait largement.
 
À l’arrivée en France, avez-vous éprouvé le même coup de foudre que votre père ?
 
Disons qu’il m’a fallu beaucoup de temps pour tomber amoureux de Paris. Une immigration, c’est très dur. Nous étions logés dans un hôtel pour réfugiés à Levallois. Et puis, mon père a fait un infarctus, j’ai dû commencer à cachetonner, à jouer partout, à faire des remplacements pour gagner ma vie et entretenir mes parents. Paris était une ville pluvieuse, sombre, triste. On était loin de l’époque que mon père avait connue. Il aurait bien voulu reconstituer notre duo chef d’orchestre/arrangeur, mais tous ses projets tombaient à l’eau.
 
Il démarchait les maisons de disque qui voulaient bien de moi comme arrangeur mais pas de lui comme chef et s'est finalement reconverti en accompagnateur-répétiteur, travaillant pour la compagnie de ballet de Roland Petit, avec des danseuses comme Zizi Jeanmaire. Sans jamais retrouver l’aura... Ma mère, elle, ne rêvait que d’une chose : retourner en Roumanie. De mon côté, moi qui adorais les chansons de Ferré, Brel, Bécaud, Brassens, Piaf, on me demandait de copier des disques américains à la mode et de faire des arrangements pour des chanteurs yéyés! Bref, je tombais de haut…
 
J’ai mis du temps à me faire à la vie occidentale où tout dépend de l’argent. Dans les pays communistes, vous vendez votre art et votre âme à une doctrine à laquelle vous adhérez ou pas, mais l’argent ne régit pas tout. Chez nous, à Bucarest, je n’entendais jamais mon père se demander à combien d‘exemplaires son dernier disque s’était vendu. Cette notion n’existait pas, alors qu’en France le succès était la valeur cardinale. Et certains musiciens étaient prêts à tout pour y arriver…Il m’a fallu presque huit ans pour m’habituer à cette course à l’argent.
 
À quoi ressemblait la vie musicale à Paris à cette époque ?
 
À mon arrivée, la musique post-sérielle faisait rage. J’ai vite compris que, si je voulais être joué, il fallait que je me plie à cette mode. Alors, j’ai composé plusieurs pièces dans cet esprit, certaines ont même gagné des concours internationaux.
 
J’étais conscient que la musique est un métier et que, pour gagner sa vie, il fallait décrocher des commandes. Alors j’allais à la Sacem, je récupérais la liste des concours de composition et je notais qui étaient dans les jurys. Puis, j’adaptais ma musique en fonction. Par exemple, mes Trois Mouvements d’été pour orchestre sont une œuvre très mélodique, très lyrique, car je l’ai écrite pour un concours en Italie présidé par Nino Rota. (J’en ai repris certains thèmes plus tard pour deux films d’ambiance méditerranéenne : les adaptations par Yves Robert de La Gloire de mon père et du Château de ma mère, de Pagnol.)
 
À l’inverse, quand Paul Kuentz m’a passé commande d’une œuvre pour son orchestre qui partait en tournée en Amérique en 1966, j’ai composé Oblique, une pièce atonale en un mouvement pour violoncelle et cordes. Elle a été très bien reçue, Rostropovitch l’a même jouée pour la BBC… Moi, je la trouvais assez fabriquée. Chose curieuse, on me la demande de plus en plus. Je l’ai ressortie il y a quelque temps, et je me suis rendu compte que, malgré tout, j’y avais mis un peu de moi-même, une petite touche lyrique. Pour développer cet aspect mélodique, je l’ai rallongée de quatre minutes et, sous cette forme, je pense qu’elle peut être plus convaincante. Je l’ai aussi transcrite pour alto et orchestre à cordes, et j’ai dirigé sa création il y a quelques années à Marseille.
 
L’autre chose frappante, pour moi, à mon arrivée, c’était de voir à quel point la musique française contemporaine avait tendance à mépriser les écoles nationales : plus de tonalités, plus de mélodies, plus de folklore, juste du concept ! Boulez parlait de concepts musicaux, de principes d’écriture, mais jamais d’émotion. D’ailleurs, ce n’est pas nouveau : certains compositeurs du passé ont aussi adopté la même approche cérébrale.
 
Écoutez la musique de Guillaume de Machaut, par exemple : elle ne vise pas à émouvoir, elle accompagne le plus froidement possible la parole de Dieu. La joie, elle, était dans la musique des villages, c’est pour ça que, petit à petit, elle s’est imposée aux autres. Dieu merci, Janequin est arrivé !
 
Et, en ce qui vous concerne, Nadia Boulanger est arrivée...
 
Oui, grâce à Mihail Andricu, qui m’avait écrit une lettre de recommandation pour elle. À l’époque, j’étais au conservatoire rue de Madrid qui me permettait d’avoir une bourse et de payer mon loyer. Nadia Boulanger a été très généreuse avec moi, elle m’a même logé un temps dans une chambre de bonne, rue Ballu.
 
Elle m’a proposé de venir au Conservatoire américain de Fontainebleau sans payer pour ses cours, en barrant sur le prospectus le prix considérable de l’inscription – ce que j’ai très mal pris d’ailleurs, car j’étais assez susceptible ! J’y suis allé plusieurs fois, mais l’expérience n’a pas vraiment été concluante : d’abord, le trajet était interminable et moi j’avais besoin de travailler pour gagner ma vie ; ensuite, l'ambiance était très mondaine, il y avait vingt-cinq élèves, plein d'Américains, et elle nous passait des extraits du Requiem de Mozart en faisant de l'analyse musicale, s’arrêtant par endroit pour nous montrer la beauté de tel ou tel passage.
 
Moi, plus pragmatique, je voulais uniquement travailler le contrepoint avec elle, c’était le point fort de son enseignement, le contrepoint à l'ancienne. Et donc, très vite, je suis allé la voir pour lui expliquer mon souhait. Elle a fini par accepter de me donner des cours privés chez elle, deux fois par semaine. D’ailleurs, à la fin de mon premier cahier de composition, il y a plein d’exercices d’écriture contrapuntique corrigés de sa main. Bien sûr, en-dehors des leçons, l’ambiance restait mondaine : tous les mercredis, elle organisait des thés, on était servis par des valets… J’y ai croisé Jean Françaix, Samuel Barber, Leonard Bernstein…
 
Quel souvenir gardez-vous de son enseignement ?
 
Eh bien, en fait, plus que ses cours de contrepoint, je retiens surtout un conseil qu’elle m’a donné. Au tout début, quand je suis venu la voir, elle m'avait demandé de lui jouer certaines pièces que j'avais écrites dans ma jeunesse. C'était des musiques très tonales, proches de ce que je fais maintenant pour le cinéma, avec des mélanges de musiques que j’ai progressivement découvertes et aimées : jazz, chansons, musique ethnique. Plus tard, j’ai commencé à écrire pour des concours et à écrire de la musique atonale. Elle m’a tout de suite re-cadré : « Si vous voulez participer à ces concours, très bien, mais continuez de composer dans l'esprit de ces musiques que vous m’avez fait entendre à votre arrivée. La musique moderne, contemporaine, tout le monde peut en faire, alors que personne d’autre ne peut écrire votre musique. N'oubliez jamais qui vous êtes ! » Ça m'a tout de suite parlé, et beaucoup encouragé. D'autres m'ont donné le même conseil, Jean Wiener par exemple qui avait de la sympathie pour moi et m’a toujours aidé, protégé…
 
Pas de « musique contemporaine », peut-être, mais il vous est arrivé de composer des morceaux authentiquement expérimentaux. Je pense à vos collaborations surprenantes pour le label Musique pour l’Image, en particulier cet album, intitulé Insolite & Co.
 
C’est de la musique expérimentale, si on veut, mais comme beaucoup d’autres de mes musiques pour le cinéma, alors – la Boum, par exemple, était très expérimentale pour moi qui n’avais jamais mis les pieds dans une boîte de nuit ! J’ai commencé à travailler pour le label MPI (Musique pour l’Image), dirigé par Robert Viger, dans les années 1965-1966. Il produisait uniquement des musiques d’illustration sonore, les disques n’étaient pas destinés à la commercialisation : Viger soumettait des thématiques à des compositeurs (parmi lesquels Martial Solal ou Alain Kremski) qui lui écrivaient des morceaux d’ambiance destinés à accompagner des films, téléfilms, reportages, documentaires, émissions de radio… J’avais d’abord écrit un album de jazz avec ce saxophoniste que j’adore, Don Byas (j’en réutiliserais d’ailleurs certains passages dans ma première B.O, Alexandre le Bienheureux).
 
Et puis, en prévision de la retransmission des premiers pas de l’Homme sur la Lune en juillet 1969, MPI m’a commandé un morceau intitulé Pavane spatiale. Il fallait traduire une certaine ambiance irréelle, éthérée… J’ai utilisé des instruments exotiques, une cithare et une bronté, cette percussion qui n’existe plus aujourd’hui. Par la suite, j’ai ajouté onze nouveaux morceaux dans la même veine, avec des titres évocateurs ou burlesques (Étherisation, Psychoschisme, Transmutation, Batiskafka, Obsexion…). J’ai de l’affection pour ces compositions étranges, où je réussissais à m’approprier un style différent. Insolite & c° figurera d’ailleurs dans un nouveau coffret de CD consacré à ma musique.
 
Vous vous êtes aussi parfaitement approprié un autre style, sans doute plus naturel pour vous : le folklore roumain.
 
Disons que, notamment dans mes compositions de jeunesses, j’ai beaucoup revisité mon folklore natal. À tel point que le flûtiste de pan Gheorghe Zamfir, qui est un puriste du folklore, m’en faisait le reproche, allant jusqu’à refuser de jouer le thème du Grand Blond avec une chaussure noire en concert ! Il a fallu que des directeurs de théâtre l’y obligent par contrat…
 
Chaque fois que c’est nécessaire, j’invente mon propre folklore, pour reprendre la notion de « folklore imaginaire » dont parle Bartók. Avant de trouver le thème du Grand Blond…, j’ai passé des heures à chercher dans des anthologies de musique populaire roumaine un thème que je puisse adapter. Je n’en ai pas trouvé : il n’y avait que des motifs ou des phrases qu’un public occidental n’aurait pas perçus car ils ne correspondaient pas à l’imagerie du folklore roumain. J’ai donc créé un thème original, plus typique que le vrai folklore, sur un rythme de danse villageoise, la sirba, que j’ai dynamisé en l’accompagnant de triolets pour établir une dualité binaire/ternaire.
 
Le Grand Blond me ramène à cette histoire de contrepoint. Figurez-vous qu’il y a quelques années, j’ai eu l’idée de donner une nouvelle vie au thème principal du film. Pourquoi ne pas essayer, pour le développer, d’en faire une fugue ? Eh bien, j’ai eu un mal fou à l’écrire, car je ne voulais pas d’un exercice d’école ennuyeux, d’une prouesse technique. Ma fugue devait être surprenante mais euphorisante. Résultat : elle rajoute à la pièce une minute trente, mais je l’ai réécrite sept fois et j’y ai passé trois mois !
 
Après tant d’efforts, je me suis rendu compte qu’il fallait que je réapprenne les bases du contrepoint. J’ai pensé à André Gedalge, grand professeur de Rav
 
el (« je lui dois tout », disait-il) et auteur d’un célèbre traité sur l’écriture fuguée. Je l’ai cherché partout, dans les librairies spécialisées, les conservatoires : rien ! J’ai fini par en obtenir une copie par le petit-fils de Gedalge, qui tient une librairie musicale à Lyon. Je me suis remis au travail et, quand j’ai vu la complexité des exercices, ça m’a stupéfié. Il faudrait que je me réserve une année entière pour m’y mettre sérieusement…
 
L’ironie de la vie c’est que, trois jours après cette découverte, j’ai été invité par le Conservatoire de Genève à participer à un séminaire sur l’art de la fugue. Tous les fugueux du monde devaient faire des conférences avec illustrations musicales. Parfois, j’ai senti que la technique tuait l’émotion. Moi, j’ai essayé d’écrire des fugues « musicales », où l’on oublie en quelque sorte la technique et où la force contrapuntique apporte une puissance enivrante. On ne doit pas ennuyer les gens avec un travail technique.
 
C’est un peu votre credo de compositeur ?
 
Vous savez, j’ai toujours été perçu comme un musicien hors-catégorie. Je n’ai jamais suivi la mode – qu’elle soit tonale, atonale, répétitive, rock, pop… —, mon instinct et mon plaisir étaient mes seuls guides. Mozart a dit qu’il ne faut jamais oublier l’euphonie en musique, même quand on tue quelqu’un dans un opéra. Mon but, c’est de faire plaisir à l’oreille, de la chatouiller agréablement. Tenez, la définition du Larousse est très claire à ce sujet : «Musique : art de combiner les sons. Suite de sons produisant une impression harmonieuse » Cette définition me satisfait amplement.
 
L’impression l’emporte sur l’expressivité ?
 
L’expressivité aussi a son importance mais je ne cherche pas à décrire quoi que ce soit en musique. La musique à programme n’a d’intérêt que si elle fait oublier son programme. Si la description prime sur la musique, ça m’intéresse moins. La musique de film, en quelque sorte, c’est de la musique à programme et moi, j’essaie de la tirer vers la musique pure.
 
Une grande partie de vos compositions « classiques » empruntent les thèmes de vos musiques de film. Est-ce qu’il vous arrive de vous sentir prisonnier de ces thèmes ?
 
Mais oui, j’en suis complètement prisonnier ! En fait, ce sont des mélodies que je porte en moi depuis l’enfance. Si je les traite en-dehors du cadre du film, c’est pour les développer et leur donner une autre forme d’existence. J’en utilise beaucoup dans mon nouveau Concerto pour trombone, par exemple. Dans mon premier cahier, j’ai noté des musiques d’une fraîcheur que je ne pourrais pas retrouver aujourd’hui. Elles ont ce mélange de grâce et de naïveté propre à la jeunesse. Aujourd’hui, je suis trop intoxiqué de culture, pas assez détaché du savoir. Beethoven était totalement inconscient quand il a écrit son pom-pom-pom-pom [thème inaugural de la 5e Symphonie]… et moi aussi, à mon petit niveau, quand j’ai écrit pom-pom-pompom-pom-pom [thème de Rabbi Jacob] !
 
Reprendre ces thèmes, c’est aussi une façon de ne pas égarer ou tromper le public de mes concerts. Il y a quatre ans, j’ai donné dix concerts dans la région de Marseille : au conservatoire, au palais du Pharo, à Aubagne, à l’université… Et je mélangeais les genres : musique pour le cinéma, musique des films d’Yves Robert d’après Pagnol, musique classique avec le Concerto Mediterraneo pour mandoline, Oblique et un divertimento pour cordes… Bref, des concerts-salades, à la façon de Jean Wiéner. Eh bien, beaucoup de gens m’ont dit qu’en quelques mesures, ils reconnaissaient ma musique. Grâce aux thèmes, et à une forme de tendresse ou de lyrisme caractéristiques de mon style. Même le slow de La Boum, que j’ai écrit comme un andante de concerto pour violon et qui s’est vendu à 30 millions d’exemplaires dans vingt-sept pays, garde probablement ma signature.
 
Qu’en sera-t-il des trois œuvres au programme de votre concert à Gaveau ?
 
On y retrouvera naturellement certains échos de mes musiques de film, que ce soit dans mon Triptyque, adapté pour quatuor à plectres, ou dans les 24 Caprices pour mandoline, chaque caprice étant basé sur un thème de film particulier. En tant que violoniste, je comprends bien la mandoline : c’est un instrument familier (je l’ai déjà utilisé dans ma musique de scène pour le Volpone de Ben Jonson à la Comédie-Française) qui évite l’ennui du clavecin que je trouve mécanique et froid. Le grand avantage de la mandoline sur le clavecin, c’est que les cordes sont pincées par l’instrumentiste, pas par un mécanisme. Autrement dit, il y a de la place pour la subjectivité, l’expressivité, le vibrato. Enfin, ma Suite populaire associe la mandoline à l’accordéon. J’aime beaucoup mettre en valeur des instruments rares ou des alliances de timbres inusitées.
 
Au cours de ma carrière dans le cinéma, je me suis aperçu qu’au-delà des thèmes, le choix d’un instrument particulier pouvait suffire à donner une coloration particulière à un film. Le tout est de trouver une mélodie suffisamment intéressante à lui confier et de ne pas systématiser l’effet. Le meilleur exemple reste la cithare d’Anton Karas dans Le Troisième Homme. Mon Euphonium Concerto relève de la même envie : mettre un coup de projecteur sur un instrument qu’on n’a pas l’habitude d’entendre en soliste.
 
À côté de ce travail de réadaptation d’un fonds musical cinématographique pour le concert, vous continuez à recevoir des commandes pour de nouvelles œuvres ?
 
Toujours, oui, et chaque occasion présente un intérêt. Il y a quelques années, on m’a commandé la cantate 1209 pour célébrer les huit cents ans de la victoire des croisés sur les cathares à Béziers. Même si le sujet était éloigné de moi, il m’intéressait : c’était un drame saisissant, un autre genre de musique de film. La cantate se découpe en plusieurs mouvements, dont l’un s’articule autour de la célèbre phrase : « Tuez les tous, dieu reconnaîtra les siens ». Et puis, on me proposait de diriger la création sur dans l’église de Béziers, où s’était déroulé le massacre, avec des interprètes, des chœurs et un orchestre excellents. Je ne pouvais pas refuser. Plus récemment, on est même venu me proposer un Requiem, qui devrait être créé à l’église Saint-Sulpice !
 
Et votre opéra Marius et Fanny, créé en 2007 à Marseille, c’était aussi une commande ?
 
Oui, mais un peu provoquée par les circonstances. J’avais déjà un lourd passé pagnolesque, grâce à ma collaboration sur La Gloire de mon père et Le Château de ma mère, d’Yves Robert. J’aimais beaucoup cet univers, cette ambiance, je sentais que ma musique pouvait parfaitement s’y intégrer. Par la suite, j’ai composé la B.O. des téléfilms de la Trilogie marseillaise. À mesure que j’avançais dans mon travail, je me disais que je tenais là un merveilleux sujet de comédie musicale ou d’opéra. Peu de temps après, il m’est arrivé une coïncidence assez amusante : la mairie de Marseille me contacte po
 
ur me proposer de venir diriger le concert d’inauguration du musée du cinéma, avec sa salle dédiée à Marcel Pagnol ; le soir-même, je rencontre par hasard l’agent littéraire qui s’occupe de l’œuvre de Pagnol et qui me transmet un message de la veuve de l’écrivain : si l’envie me prenait, elle m’autorisait à mettre en mise en musique une œuvre de mon choix car son mari adorait ma musique. C’était un signe !
 
Dès le lendemain, j’ai rappelé la mairie pour proposer une création originale, et c’est ainsi que l’opéra Marius et Fanny est né. C’était le sujet populaire dont j’avais toujours rêvé, une sorte de Roméo et Juliette ou de Porgy and Bess marseillais. Les thématiques sont universelles, et les lieux fortement campés confèrent déjà un couleur particulière à la partition, comme dans Carmen ou West Side Story. Après, j’ai eu la chance que Roberto Alagna, Angela Gheorgiu, Jean-Philippe Lafont et Marc Barrard rejoignent le projet…
 
En somme, avec Marius et Fanny, vous avez ajouté votre propre pierre à l’édifice du folklore hexagonal. Vous vous êtes emparé d’une mythologie française.
 
C’est vrai. On me dit que je suis peut-être le compositeur le plus « français » à l’heure actuelle. Par les musiques de films que j’ai signées, et par ma façon d’embrasser cette concision et cette légèreté de la musique française dont beaucoup de mes confrères semblent se méfier.
 
À la mort de Ceaucescu, j’ai perdu mon statut de réfugié politique – la Roumanie n’étant plus au ban des autres pays – et j’ai dû choisir ma nationalité. Je n’ai pas eu à réfléchir longtemps. La France m’a donné au moins autant que la Roumanie. Avec le recul, c’est difficile de deviner quelles musiques j’aurais écrites, là-bas. Elles auraient été certainement moins universelles qu’ici. Si on regarde bien, les Roumains qui ont réussi à rayonner dans le monde entier ont tous fini par quitter leur pays : Ionesco, Popesco, Enesco, Lipatti, Haskil, Brauner, Brancusi, Tzara, Eliade, Cioran… C’est l’Occident qui leur a permis d’exploiter au mieux leur potentiel.
 
J’ai noué des relations amicales avec Cioran. Je le voyais toujours la nuit, il habitait une chambre de bonne, en face du théâtre de l’Odéon, où je passais le chercher vers 23 heures et on se promenait autour du jardin du Luxembourg. Il avait eu tellement de mal à penser et à écrire en français qu’il ne voulait pas reprendre ses habitudes de roumain : il refusait de parler sa langue natale, préférant mal parler le français. Du coup, quand on se voyait, on estropiait le français ensemble !
 
Un cycle de mélodies sur des aphorismes de Cioran, ça ne vous tenterait pas ?
 
Pourquoi pas... Vous me passeriez une commande ?
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article